Les travaux contemporains sur les classes sociales en Europe, mêlant étroitement objectivation de la structure sociale, sociologie de la culture et sociologie de l’éducation, ont suggéré la centralité des ressources cosmopolites dans la reproduction des inégalités sociales et dans l’exercice de la domination symbolique qui soutient les dominations économique et politique. L’acquisition de ressources internationales apparaît aujourd’hui comme une source de légitimité décisive pour accéder à des positions de pouvoir à l’intérieur des frontières nationales et au-delà.
Pourtant, rares sont les travaux sociologiques contemporains en France qui objectivent finement le maniement de la langue anglaise, langue transnationale dominante et composante essentielle de ces ressources cosmopolites. L’anglais s’est en effet progressivement imposé comme langue mondiale, utilisée dans les échanges entre nationalités très différentes. Dès l’accélération de sa diffusion en France au cours du dix-neuvième siècle, les formes de son apprentissage sont variées, hiérarchisées socialement et font l’objet de luttes. Le faible niveau d’anglais supposé des Français, rengaine principalement portée par les réformateurs scolaires souhaitant adapter le système d’enseignement au marché du travail, alimente depuis plus d’un siècle et demi des débats récurrents sur son enseignement. Si cette déploration perdure, elle obscurcit plusieurs dynamiques historiques qui sous-tendent les évolutions des formes et des usages de l’anglais dans l’espace national : l’intensification des usages de l’anglais du fait de son statut de langue transnationale dominante, la réalité d’une distribution socialement très inégale de la maîtrise de cette langue, le déplacement du centre de gravité de l’espace social comme du système d’enseignement vers le pôle économique où les demandes de maîtrise de l’anglais sont vives, ou encore l’exacerbation de la concurrence scolaire et de la compétition entre grandes écoles, qui tendent elles aussi à accroître l’importance accordée à la maîtrise de cette langue. L’anglais et ses usages sociaux constituent donc un point d’entrée empirique fécond pour interroger les recompositions de l’espace social que produit la montée en puissance des ressources internationales dans les pratiques et les représentations nationales.
Face au paradoxe de la centralité de ce fait social comme du caractère heuristique de cet objet sociologique, d’une part, et du peu de travaux qui s’y confrontent directement, d’autre part, nous avons cherché avec ce dossier à susciter et à réunir des productions qui interrogent les usages sociaux de l’anglais dans des univers variés. Nous avons pour cela « passé commande » à des sociologues dont nous imaginions que les enquêtes empiriques pouvaient avoir croisé la question de l’anglais sans forcément l’avoir traitée de front. Nombreux et nombreuses sont les sociologues qui nous ont répondu qu’en effet, la question n’avait pas été prise à bras le corps au moment de l’enquête ou dans l’écriture, même si, rétrospectivement, elle apparaissait bien comme un enjeu important des mondes sociaux qu’elles et ils avaient étudiés. Certain·es ont accepté de retravailler en ce sens leurs matériaux d’enquête pour ce numéro et nous espérons que le caractère fécond de cette démarche inspirera de nouvelles enquêtes afin de compléter l’esquisse que ce dossier propose.