Le premier numéro des Actes de la recherche en sciences sociales, publié il y a tout juste un demi-siècle, comportait un article de Claude Grignon intitulé L’enseignement agricole et la domination symbolique de la paysannerie. Devenu une référence incontournable pour les sociologues de l’enseignement agricole et professionnel, cet article demeure à ce jour l’un des rares consacrés à ce champ de la formation professionnelle dans une revue généraliste de sociologie. Grignon y analysait la manière dont les institutions de l’enseignement agricole — lycées agricoles publics et privés, Maisons Familiales Rurales (MFR), écoles supérieures agronomiques, etc. — sous l’unique tutelle du ministère de l’Agriculture depuis les années 1960 (après la progressive mise à l’écart des instituteurs des écoles primaires de l’enseignement agricole) participaient à la reproduction des inégalités entre les différentes fractions de la paysannerie, toutes soumises à la politique dite de modernisation agricole impulsée par l’État.
Cinquante ans plus tard, cette journée d’étude se propose d’interroger à nouveau le rôle des institutions de l’enseignement agricole et de leurs formations dans le renouvellement des inégalités sociales et scolaires (Cardi, 1985), dans un contexte profondément transformé, mais où ces institutions demeurent des réseaux de scolarisation séparés (Minassian, 2015) avec leurs logiques propres et soumises à la politique agricole. Ce système d’enseignement séparé a néanmoins perdu une partie de ses spécificités notamment sur le plan des certifications qui se sont harmonisées avec celles de l’Education nationale. Ce contexte se caractérise aussi par la raréfaction de la population agricole (devenue minoritaire dans ces formations), par la diversification de l’offre de formation — qui a favorisé un processus de féminisation (Dahache, 2011) et de dépaysannisation, avec un glissement vers les secteurs du tertiaire, de l’aménagement paysager et de l’agroalimentaire (ce dernier restant tout de même marginal) — ainsi que par l’émergence de nouveaux modèles agricoles portés par la politique dite de “transition agroécologique” dans les années 2010 (Gaborieau, 2019 ; Benet Rivière, 2024).Cette politique, qui se traduit par la valorisation d’une agriculture raisonnée et de précision, et dans une moindre mesure de l’agriculture biologique, s’inscrit dans “un nouvel esprit du productivisme” (Fouilleux, Goulet, 2012).
Comme l’ont souligné Benet Rivière et Moreau (2020), l’enseignement agricole demeure encore aujourd’hui un « chantier déserté » par les sociologues de l’éducation et de la formation, pour reprendre l’expression de Pierre Caspard (1989). Pourtant, les transformations touchant les fonctions sociales de ces institutions de formation, ainsi que l’évolution de la composition de leurs publics — marquée notamment par cette féminisation croissante (plus importante que dans l’enseignement professionnel) et une ouverture à de nouveaux profils issus de la seconde vague de la massification scolaire — ont contribué à un renouveau des travaux sur le sujet depuis les années 2010 (Dahache, 2011 ; Minassian, 2013 ; Benet Rivière, 2016). L’approche de Claude Grignon est discutée par ces travaux qui montrent la persistance des divisions sociales (en termes de classe et de genre) des publics de ces institutions dont les traversées construisent des rapports aux savoirs et des trajectoires socioprofessionnelles différenciées. Mais ils soulignent aussi les capacités de résistance des publics et des agents, dans l’analyse des modes d’appropriation des savoirs transmis dans ces formations professionnelles (valorisant le modèle entrepreneurial) qui peuvent différer des attentes institutionnelles construites par l’Etat en collaboration avec les organisations professionnelles dominantes.
Parallèlement, la “crise de renouvellement” que connaissent les mondes agricoles — de plus en plus vieillissants (Purseigle, Hervieu, 2022) —, conjuguée à la montée en puissance des enjeux environnementaux dans l’espace public et à l’émergence de la politique Enseigner à produire autrement (Gaborieau, 2019, Benet Rivière, 2024), contribue à renforcer l’attention portée aux conditions de formation et d’insertion des nouveaux entrants dans les métiers agricoles, qu’ils soient issus de la formation initiale, continue et des écoles supérieures agronomiques. Le développement des travaux sur les jeunesses rurales, en particulier ceux consacrés à la place des filles (Agnoux, 2022 ; Depoilly, 2024 ; Orange et Renard, 2022), a également permis de mieux comprendre les fonctions sociales plus larges d’un enseignement agricole qui, dans sa majorité, n’est plus directement tourné vers l’agriculture, et joue un rôle d’enracinement de ces jeunesses rurales. Cette journée d’étude ambitionne ainsi de faire le point sur les recherches doctorales et postdoctorales les plus récentes et en cours, afin d’interroger la manière dont cet espace de formation participe à la production et à la reconfiguration des inégalités sociales dans leur diversité. La journée s’achèvera par une table ronde professionnelle avec des personnels de l’enseignement agricole secondaire et supérieur afin d’éclairer les enjeux actuels auxquels ils sont confrontés et pour comprendre leurs modalités d’action face aux dernières réformes considérées comme des reculs tant sur le plan des conditions de travail que des contenus d’enseignement, notamment ceux qui concernent l’agroécologie.
Avec les communications de :
Manon CAUDRON FOURNIER (LISST Dynamiques rurales & UMR Territoires – ENSFEA & VetAgro Sup) qui présentera son travail de thèse en cours sur la discipline de l’agroéquipement et les rapports de genre et de classe en bac pro Conduite et Gestion de l’Entreprise Agricole (CGEA) et Agroéquipement (AE). [discutant.e à préciser]
Emma FRISON (LISST-Dynamiques rurales, Université Toulouse Jean Jaurès, ENSFEA) qui interviendra sur son travail de thèse en cours sur les espaces d’apprentissage aux métiers agricoles, appréhendés dans une perspective de genre. Son intervention sera discutée par Alexandre GUERILLOT (Clersé, Université de Lille)
Antoine DAIN (CERLIS, LEST) et Caroline LEROUX (CERLIS, Université Paris Cité) qui présenteront les résultats du projet de recherche AgriNovo coordonné par Caroline MAZAUD (LARESS, Ecole Supérieure Agronomique d’Angers) qui vise à saisir les profils et les parcours des nouveaux installés en agriculture. La discussion sera animée par Joachim BENET RIVIERE (GRESCO, Université de Poitiers).
Laure MINASSIAN (CIRCEFT Escol, Shanghai University) avec qui je dialoguerai à propos des analyses sociologiques élaborées pour comprendre la genèse et le développement du mouvement des Maisons Familiales Rurales (MFR), pensé à la fois comme un ordre scolaire dominé, un prolongement de l’enseignement primaire ou encore une adaptation de la forme scolaire par la paysannerie. La discussion sera animée par Clémence MICHOUX (GRESCO, Université de Poitiers).
La journée s’achèvera par une table ronde professionnelle intitulée « Les personnels de l’enseignement agricole secondaire et supérieur face à la Loi Duplomb et son monde ».
Avec des personnels des lycées agricoles membres du SNETAP FSU (Syndicat National de l’Enseignement Technique Agricole Public), de l’Elan Commun (intersyndicale CGT Agri, SNETAP-FSU, SNUITAM-FSU et SUD Rural Territoires) et des enseignants-chercheurs d’écoles supérieures agronomiques (invité.es à confirmer)
Le succès récent de la pétition contre la loi Duplomb a remis sur le devant de la scène la question des reculs en matière d’agroécologie dans les politiques gouvernementales. Parmi ces reculs qualifiés de véritables « retours en arrière », figure notamment le désengagement de l’État en faveur de l’agriculture biologique, qui affecte directement les personnels de l’enseignement agricole, pourtant chargés de former les élèves et les adultes à des métiers plus respectueux de l’environnement. Les mobilisations des agriculteurs et des paysans ont associé à ces enjeux la question des menaces qui pèsent sur la survie économique des exploitations agricoles. La notion de transition agroécologique, pourtant inscrite dans le Code rural, est de plus en plus diluée par le ministère de l’Agriculture dans le vocable plus général et flou des « transitions sociales et sociétales ». Dans le même temps, on observe des interventions des organisations professionnelles agricoles dominantes dans le fonctionnement des établissements d’enseignement agricole. C’est le cas, par exemple, d’une école forestière en Corrèze qui a renoncé à la projection débat autour d’un film sur le loup en raison de la pression exercée par la Fédération Départementale des Syndicats d’Exploitants Agricoles (FDSEA) et les Jeunes Agriculteurs (JA). Moins visibles médiatiquement, des mobilisations émergent depuis plusieurs années dans les lycées agricoles publics et dans l’enseignement supérieur agronomique, particulièrement affectés par les politiques d’austérité : suppressions de postes, révision de la comptabilité des heures d’enseignement, réductions d’horaires de cours, fermetures de formations, etc. Cette table ronde entend se concentrer sur l’impact concret de ces politiques d’austérité dans le quotidien des personnels de l’enseignement agricole dans un contexte de crise de renouvellement du groupe professionnel des agriculteurs, tout en mettant en lumière les capacités de mobilisation de ces personnels. Dans le Morvan par exemple, la lutte menée par les enseignants et les personnels pour sauver le lycée forestier de Velet — menacé de fermeture par le Conseil régional de Bourgogne-Franche-Comté — incarne cette résistance portée par les organisations syndicales de l’enseignement agricole public.
Un programme détaillé sera transmis ultérieurement. Organisée à Poitiers, cette journée pourra également être suivie en distanciel.
Bibliographie :
Agnoux, P. (2022). Du côté de chez soi: l’entrée dans la vie adulte des femmes de classes populaires dans les espaces ruraux (Doctoral dissertation, Bourgogne Franche-Comté).
Benet Rivière, J., & Moreau, G. (2020). Introduction. L’enseignement agricole, une mosaïque en recomposition. Formation emploi. Revue française de sciences sociales, (151), 7-22.
Benet Rivière, J., (2024). Introduction: la place des savoirs agroécologiques dans l’enseignement agricole, entre avancées et obstacles. Norois, 271(2), 7-23.
Benet Rivière, J., (2016). Les moniteurs et les monitrices de maison familiale rurale: modes d’accès au métier, interprétations des fonctions et déroulement des carrières (Doctoral dissertation, Université de Poitiers).
Cardi, F. (1985). Origines sociales et scolaires des élèves de l’enseignement technique agricole public, éléments d’analyse statistique. Revue française de pédagogie, 73, 15-21.
Dahache, S. (2011). La féminisation des établissements de l’enseignement agricole: un cas révélateur de la dynamique des rapports sociaux de sexe dans le monde rural (Doctoral dissertation, Toulouse 2).
Depoilly, S. (2024). Les contours d’une culture technique dans des formations féminines en lycée professionnel. Ce que transmettre et apprendre veut dire en baccalauréat professionnel Soins et services aux personnes. Revue française de pédagogie, 222(1), 69-81.
Fouilleux, È., & Goulet, F. (2012). Firmes et développement durable: le nouvel esprit du productivisme. Études rurales, (190), 131-146.
Gaborieau, I. (2019). “Enseigner à produire autrement” en baccalauréat professionnel, entre empêchements et puissance d’agir: le cas du baccalauréat professionnel CGEA (Conduite et gestion de l’entreprise agricole) dans le cadre du Projet agroécologique pour la France (Doctoral dissertation, Université Bourgogne Franche-Comté).
Grignon, C. (1975). L’enseignement agricole et la domination symbolique de la paysannerie. Actes de la recherche en sciences sociales, 1(1), 75-97.
Minassian, L. (2015). Unification des filières de l’enseignement agricole et diversité d’établissements: un effet positif en termes de réduction des inégalités?. Éducation et sociétés, 35(1), 133-150.
Purseigle, F., & Hervieu, B. (2022). Une agriculture sans agriculteurs. Presses de Sciences Po.
Orange, S., & Renard, F. (2022). Des femmes qui tiennent la campagne. La Dispute.